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Questions à Mohamed MEZGHANI

Rencontre avec Mohamed Mezghani, secrétaire général de l’UITP. L’UITP est l’association internationale des transports publics. Dans l’Union européenne, l’UITP rassemble plus de 400 opérateurs de transport public urbain, suburbain et régional, ainsi que des autorités de tous les Etats membres. Elle représente le point de vue des services de transport de passagers à courte distance par tous les modes : autobus, rail régional et suburbain, métro, métro léger, tramway et transport par voie d’eau.

Quel regard portez-vous sur le marché européen ?

Le marché européen est encadré par le Règlement relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route (OSP).  Adopté en 2007, le Règlement OSP fixe les conditions dans lesquelles les Autorités Organisatrices compétentes peuvent organiser la fourniture de services de transport public de voyageurs de qualité, en fixant les obligations de service public correspondantes. Il constitue donc la pierre angulaire du marché européen du transport public terrestres, tous modes confondus.

De ce fait, le marché européen est un marché que je considère comme étant bien armé. Le Règlement OSP constitue un cadre qui offre une réelle liberté aux Autorités Organisatrices dans la définition et l’exécution des obligations de service public, dans l’organisation des services et dans les modalités d’attribution des contrats de transport public.

Ce règlement a permis d’établir des principes communs à travers tout le marché européen et a de ce fait réellement permis l’émergence d’un marché unique du transport terrestre dans l’Union européenne. Toutefois, et c’est bien là le point essentiel selon nous, ces principes communs ont été établis dans le respect des particularités locales. La géographie, la topographie, les règles environnementales, sociales, l’allotissement, etc – toutes ces caractéristiques propres au niveau local trouvent pleinement leur place dans le marché européen. ‘Think global, act local’ dit le dicton anglo-saxon, et nous sommes fiers de pouvoir compter sur un Règlement qui nous le permet !

Depuis l’adoption du Règlement OSP, la fréquentation dans les transports publics n’a fait qu’augmenter, partout en Europe et ce jusqu’à la crise du COVID. Le transport public n’a jamais été aussi attractif en Europe qu’à la veille du COVID et nombre de nos villes ont pu faire l’expérience d’un véritable report modal.

Le COVID, bien évidemment, a cassé cette dynamique. Mais il été révélateur de bon nombre d’autres atouts du marché européen.

Sa résilience tout d’abord. En effet, les services purement commerciaux n’auraient pas pu continuer sans aide publique, tandis que la flexibilité des contrats de service public a permis, non sans difficulté bien sûr mais avec un grand succès, de continuer à offrir une offre proche de la normale aux personnels essentiels alors même que la fréquentation s’est effondrée du jour au lendemain. Les équilibres économiques des contrats ont été bouleversés par cette crise mais ont su s’adapter pour garantir la continuité des services publics et redessiner de nouveaux modèles de financement du transport public.

Le COVID a également révélé le caractère central d’un bon réseau de transport public dans les villes européennes. Ces réseaux apportent dynamisme économique, plus d’innovation, des emplois locaux, permettent une diminution de la pollution de l’air, moins d’accidents de personnes, et un impact réduit sur l’environnement.

De ce fait, il est clair que le marché européen est attractif. Son modèle est unique et il fonctionne. Il en a fait la preuve hier sous pression d’une pandémie mondiale, aujourd’hui sous pression d’une crise énergétique et d’une guerre sur le continent, et demain face aux dérèglements climatiques en tout genre qui vont devenir monnaie courante. Un cadre d’organisation qui permet ce niveau de clarté juridique et de flexibilité ne peut être qu’une bonne chose et nous y sommes très attachés.

Par ailleurs, il a également permis de faire émerger au niveau mondial des champions européens. Comme vous le savez très bien en France, 4 des 5 plus gros opérateurs de transport public au monde sont européens, dont 3 français. La stabilité du marché européen et sa cohérence permettent aux opérateurs européens de gagner de nouveaux marchés à l’extérieur et de renforcer leur savoir-faire. 

L’Europe est-elle en avance en matière de mobilité durable ?

Comment ne pas avoir en tête la dernière mise en garde des experts du GIEC : « sans sursaut majeur, notre planète continuera de se réchauffer bien au-delà des limites fixées par l’Accord de Paris ».

Nous sommes sur la bonne voie en Europe : La Commission européenne a adopté le pacte vert européen, sa stratégie climatique phare, visant à faire de l’Europe le premier continent climatiquement neutre d’ici 2050.  Bien évidemment, cela inclut également des mesures pour promouvoir la mobilité durable. Mais il faut dire qu’il reste encore beaucoup à faire, notamment dans le secteur des transports. C’est le seul secteur qui n’a pas réduit ses émissions depuis 1990, et le transport routier à lui seul est responsable de 25 % des émissions de l’Union européenne. Il est important de noter que 50 % des émissions sont du fait de la voiture particulière et que 70 % ont lieu en milieu urbain. Ces chiffres donnent une idée de l’enjeu.

Je tiens à souligner qu’il est toujours possible d’améliorer les choses, même pour des modes de transport déjà durables comme les transports publics. En plus des métros ou trams déjà électrifiés, les opérateurs et les autorités s’efforcent d’adopter des véhicules à émissions faibles ou nulles dans leurs flottes de bus, une tendance qui sera accélérée par la récente directive européenne sur les véhicules propres. Cette dernière montre encore une fois que pour réduire les émissions dans le secteur, la Commission européenne accorde une grande importance aux améliorations technologiques telles que la voiture électrique ou la digitalisation. Mais pour atteindre les objectifs climatiques, nous avons besoin de l’intégralité du principe « avoid, shift, improve », et pas seulement du tiers consacré aux améliorations technologiques. En d’autres termes et si vous me permettez la formule, une approche « business as usual » mais en plus vert, en plus écologique, ne suffira pas. Je pense que cela constitue un des messages les plus forts de l’UITP en ce moment. À l’UITP, nous ne cessons de souligner la nécessité de donner la priorité aux transports publics. Il y a eu quelques signes prometteurs que notre message soit entendu : dans sa proposition d’un nouveau cadre pour la mobilité urbaine publiée en fin d’année dernière, la Commission reconnait l’importance du transport public en tant que pilier de la mobilité urbaine durable. C’est un signe encourageant.

Bien que les progrès technologiques permettent de baisser les émissions des véhicules, il demeure et demeurera indispensable de redéfinir les complémentarités entre les modes et d’accroître le report modal vers les transports publics. Ce sont aussi ces changements de comportement que l’Union européenne doit soutenir.

Une (ou des) ville européenne inspirante en matière de mobilité durable ?

A l’UITP nous avons la chance d’être sur une sorte de promontoire et d’avoir une vue globale sur la mobilité européenne. Ce faisant, nous constatons une grande diversité des approches mises en œuvre. Les innovations en matière de mobilité durable portent tour à tour sur la tarification, à Vienne ils ont par exemple développé une tarification annuelle à 1€ par jour pour tous les services du réseau – sur l’efficacité énergétique des véhicules, à Varsovie, la ville a enclenché un grand mouvement d’électrification de tous ses bus – sur l’apparition de nouveaux modes ou l’automatisation de modes plus traditionnels, à Lyon on a vu l’introduction de navettes autonomes ou encore à St Etienne l’introduction d’un MaaS qui inclut la micromobilité – sur le développement de nouveaux services, à Tampere, l’introduction du tram a amélioré la part du transport public et fait bouger les choses en matière de report modal. Etc. Il est donc difficile de dire quelle ville serait la plus inspirante. Chacune à leur échelle agit pour une mobilité durable et qui ne perd jamais de vue l’objectif du report modal.

Invitée d’honneur du Salon, la ville de Milan a su allier une politique de restriction de l’usage de la voiture individuelle en centre-ville avec une priorité accordée au transport public et aux modes actifs illustrant parfaitement le pilier ‘shift’ évoqué ci-dessus.

Je voudrais également m’attarder un peu sur le cas de Barcelone, parce que j’ai appris à mieux connaître la ville en vue de notre prochain sommet de l’UITP qu’elle accueillera en juin 2023. Beaucoup connaissent déjà son projet Superblocks : l’idée est de pacifier les rues à l’intérieur d’un groupe de blocs adjacents, libérant ainsi de l’espace pour les espaces verts, les loisirs et la mobilité durable. Je trouve qu’il s’agit d’une initiative audacieuse et impressionnante qui, si elle aboutit, pourrait changer radicalement la ville et la rendre plus verte.

Barcelone n’est qu’une des cent villes qui ont été récemment sélectionnées pour la mission européenne des villes intelligentes et climatiquement neutres d’ici à 2030. Elles seront invitées à élaborer un plan global de neutralité climatique dans tous les secteurs, y inclus les transports.  A l’UITP, nous espérons que les villes saisiront cette occasion pour renforcer le rôle des transports publics.

En fait, avec le Green Deal et la prise de conscience collective des Européens, cette question de la mobilité durable apparaît comme primordiale pour l’ensemble des membres de l’UITP. Ces derniers deviennent ainsi moteurs du changement à travers une grande variété d’initiatives et d’innovations.

L’innovation qui est en train de révolutionner le secteur ?

On serait tentés de répondre : l’automatisation. Ou encore l’électrification. Ou la digitalisation. Ou bien encore l’apparition de nouveaux modes individuels qui permettent de décarboner ce fameux dernier “last mile” et de relier les individus au transport public collectif le plus proche de chez eux. Nous avons la chance, et c’est aussi un incroyable défi à relever, de constituer un secteur où plusieurs révolutions sont en œuvre en même temps et elles ont toutes en commun de mettre le passager au cœur des préoccupations.

Mais je dirais aussi qu’au-delà des innovations technologiques, l’une des innovations que nous attendons et que nous voyons se dessiner à l’horizon sera l’investissement massif dans l’infrastructure physique qui donne la priorité au transport public. Pour que le report modal devienne réalité, nous devons nous assurer que les infrastructures physiques nécessaires soient mises en place.

Neutralité carbone en 2050, utopique ou réaliste ?

« Utopique ou réaliste », la question n’est plus là. En fait, nous avons dépassé le stade où nous pouvons nous permettre de débattre de cette question. C’est tout simplement une obligation et nous devons tous faire tout ce qui est en notre pouvoir pour atteindre cet objectif. Le secteur des transports a encore un long chemin à parcourir et les transports publics ont un rôle majeur et structurant à jouer. Nous devons continuer à rendre les transports publics encore plus durables, grâce à des véhicules propres et à l’utilisation d’énergies renouvelables, tout en augmentant l’offre. Je vous garantis que l’UITP et ses membres y sont engagés. Néanmoins, le vrai changement dont nous avons besoin ne sera pas possible sans un transfert modal de la voiture vers les modes durables que sont la marche, le vélo et le transport public. Ce transfert modal nécessite des changements de comportements et une politique des transports qui doit permettre autant que possible des choix modaux plus durables et encourager l’utilisation des transports publics et des modes actifs. Sans limitation de l’usage, voire de la possession de la voiture individuelle, il n’y aura pas de neutralité carbone. Car celle-ci n’a de sens que si elle se fait dans le sens d’une meilleure sécurité routière, inclusion sociale, santé des citoyens, accessibilité et attractivité de la ville.